Né à Montréal, Claude Champagne est co-éditeur chez Dramaturges Editeurs, nouvelle maison fondée en septembre 1996. Il détient une formation de l'Ecole Nationale de Théâtre du Canada et termine actuellement une maîtrise en études littéraires à l'UQAM. Il a écrit des contes urbains, des pièces pour jeune public, de courtes pièces radiophoniques et est membre du Centre des auteurs dramatiques. La Muerte d'Amour et Jules est pour lui un texte fétiche en ce qui regarde l'utilisation d'une langue débridée et indomptable.

Lisez l'introduction à la Muerte d'Amour et Jules
rédigée par l'auteur et consultez son curriculum vitae.

PERSONNAGES

AMOUR: elle a écrit.
JULES: il peint.
LA MUERTE: elle fait ce qu'elle a à faire.

Note: Le personnage de La Muerte aura toujours un débit assez rapide, agressant, névrosant, tout en nuances d'ironie, de cynisme et d'une inquiétante douce folie.

RESUME DE LA PIECE

     Urgence dans l'atelier-appartement de Jules. La mort violente de sa blonde, Amour, force ce jeune peintre en marge à revivre les moments forts, troublants de sa vie avec Amour; de l'enfance à aujourd'hui. Un deuil, une dérive haletante hantée par La Muerte qui surgit depuis toujours sous des traits différents et en plusieurs personnages représentant chacune de nos petites morts... jusqu'à la grande, cette farce absurde.

SCENE TROIS: Le Quotidien

LA MUERTE
Six heures. Six heures après minuit, six, six, six! Six heures. Le cadran sonne, il sonne, il te sonne avec un criiiiiiiii. Un cri. Un cri strident, striiiiiiident qui fait grincer tes dents. Tes yeux se déroulent jusqu' en haut comme des stores. Bing, blank, blind! La lumière vive du soleil t'envoie une combinaison gauche-droite sur tes rétines. Pour toute riposte, tes paupières-ballerines font des battements en couple avec tes cils; ils cabriolent, font des chassés-croisés avec ta vision, contre-temps, hé, ho! grand écart! Allez! Fouetté! Pas de deux, trois quatre, six! Piqué. Tombé... Allez, debout! Debout. De bout en bout, le boutte de toute. Deboute, ah non... le boutte... à terre! Ah, vieillir. Vieillir et puis mourir. Pisser! Oui, monsieur yes sir, aux toilettes. A la guerre comme à la guerre, ici même les lâches font des efforts. Pas le temps de faire chier. Checke tes bobettes à l'envers mon Dagobert qui dégobille vert: le jaune en avant, le brun en arrière! C'est faite. Essuie bien le tour du bol, sinon le poil colle trop facilement. Pis surtout, ça fait pas propre. Juules! Juuuules! Juuuuuules! Moman t'appelle... L'entends-tu crier dans tes oreilles chaque fois que t'es inquiet. T'écoutes... Juuuuuuuuules! Fait que t'es ben mieux de faire comme y faut, essuie le tour du bol. Malheur! Ah misère, ah malheur! Y reste pus de papiers cul! Cherche, cherche. Secoue-la un peu avant au moins. Oui, mais... bon, jusqu'à la dernière goutte. Faut que tu trouves du papier-cul! Y'en reste pus. Pus dans les armoires, pus en-dessous de l'évier, pus un bout propre dans la poubelle, y'en reste pus, pus nulle part. Angoisse. Angoisse mon Jules. Tu pourras pas chier aujourd'hui. Va falloir que tu gardes toute ta marde en-dedans, comme d'habitude, comme d'habitude. La Presse a beau être un torchon, tu veux pas te torcher avec. Tu gardes ta dignité de civilisé. T'aimes mieux être un constipé. Parfait, si c'est ta façon à toi de d'identifier, de te sentir moins seul...

AMOUR, consternée
Jules. Chus là. Ecoute-moi!

JULES, abattu
Amour... Je voudrais juste pouvoir me coller près de toi.

LA MUERTE
Erreur. Erreur mon cher pas cher qui vaut rien. Quel temps y fait dehors? Tu sais dehors, là où tu sors presque pus jamais, jamais plus. Regarde, regarde, y faut que tu regardes. La fenêtre sale de ton intérieur te dit que le temps est pas propre, faudrait qu'un jour tu t'habilles en éboueur pis que t'ailles nettoyer tout ça. Tu restes à l'intérieur, tout le temps à l'intérieur. Tu t'habilles en sac de poubelle, te déguise à peine avec ta peine. Faut que tu sortes, faut que tu sortes, affronter le vent des foules, l'haleine des poules, des poules qui picorent le quotidien. Cot, cot, cot. Cote à la bourse!

JULES
Non, je peux pas. Amour? T'es où?

AMOUR, essayant de le ramener à elle
Pense à nos déjeuners d'amoureux. Toute la confiture que je te léchais sur les lèvres.

LA MUERTE

Faut que tu manges. Mange même si t'as pas faim. Des céréales, des bonnes céréales avec plein de fibres, de vitamines. Du jus, du jus d'orange fraîchement pressé en plein sur place en Floride, the sunshine state Sunkist direct dans ton verre, vitamine C pour ta mine dé...gueulasse. Le guide alimentaire recommande de t'alimenter. Du café, envoye, réveille! Moulu, pas moulu, instantané, instant tanné, tanné, tanne-toi! Réveille! Prends-tu un sucre, deux sucres, trois sucres? DU lait? Du lait 2%, 3%. 1%, écrémé, du lait de soya? Ah non! Y reste pus de lait! Du café noir comme un miroir. Miroir, miroir dis-moi qui est le plus noir? Ses cheveux dépeignés, ses yeux vitreux, ses dents pas lavées ou ses idées pas rasées?

JULES
Chus tanné de me voir. Je voudrais être aveugle pis exister dans le noir. Je voudrais avoir jamais rien vu, sans mémoire.

AMOUR
Non. Rappelle-toi. On s'embrassait jusqu'à manquer d'air.

LA MUERTE
Mais, hey, hey, hey! La vaisselle! La montagne de vaisselle. Si la montagne ne vient pas à toi va à la montagne. Les neiges éternelles, la mousse, le moisi. Le sage en haut de la montagne va pourrir pis te dégringoler dessus avec sa sagesse de crasse, le vieux crasse. Lave, lave, lave, purifie-toi, ton âme trempe dedans.

AMOUR, désespérée
Jules! Notre histoire, toute notre vie! Reviens! Reviens! Je sais pas... Ecris... Ecris-moi... des mots qui meurent pas.

JULES
J'ai pas le courage. J'ai pas l'âme à l'ouvrage. Jamais le goût de faire du ménage. Couvert de poussière, je me sens comme un scott-towel oublié entre le poêle pis le frigidaire.

LA MUERTE
Faut que tu te décrasses, que tu te défrises, que tu te démortifises. Viens, viens on va te laver les dents. Ouvre la bouche grand, encore plus grand, dis: ah, ah oui, ah non, ha! ha! ha! Aaaaaaaah, ayoye! Parle. Parle. Dis que ça fait mal, dis-le où t'as mal, un docteur du vocabulaire pourrait t'arracher tes mots creux ou te mettre du plomb dans la bouche, dans la tête ou dans l'aile.

AMOUR, découragée et déçue
Parle-moi! Parle-moi! Je te reconnais pus... Pas toi...

JULES, démoralisé
Je veux pus parler. A personne. A personne qui tonne et qui raisonne. Je démissionne...

LA MUERTE
C'est bien. De mieux en mieux. J'ai quelques formulaires à te faire remplir, des formalités. J'écris quoi sur l'acte de décès? Epuisement moral? Surmenage émotif? Burn-out spirituel? Qu'est-ce tu dirais de: mort par abandon? Hein? Ça fera plus chic dans les salons des limbes.

JULES
Non... Non. Non. NON! (Résigné.) Je voudrais juste dormir. Fermer les yeux un instant, regarder sur l'écran géant de mes paupières un film où je joue dedans.

LA MUERTE
The End! Ça finit mal, ça finit, c'est tout. Fondu au noir, l'héroïne le quitte, il meurt à côté de l'écran. (Temps.) Signe ici...

AMOUR, vindicative
Donne-moi ça, ce crayon-là!

LA MUERTE
Hey! Hey, là!

AMOUR
Non... Regarde-moi: je ris. Je vas te rire dans la face, même si y faut que je m'épingle les commissures des lèvres après mes joues.

LA MUERTE
Redonne-moi mon crayon!

AMOUR
C'est moi qui va toute te prendre maintenant, toute ce que je peux.

JULES
Je vas me servir de ton crayon couleur de mort pour dessiner, dessiner Amour.

LA MUERTE
Dessine. Dessine tant que tu veux... ou plutôt tant que tu peux. Fais semblant... Que tu le veuilles ou non, c'est dans mes bras que tu vas mourir... pour de bon.

AMOUR, amoureuse
Dessine-moi, dessine-moi toute nue... comme t'aimais.

JULES
T'es belle, t'es toujours aussi belle. (Temps.)

AMOUR, tendre
Qu'est-ce que tu dessines?

JULES
Notre première baise... (Temps.)

SCENE SIX: Les Trips de dope

AMOUR
Nos trips de dope tout nus!...Tu te rappelles? Mourir stone, en baisant, au moment de l'orgasme!

JULES
Si y fallait choisir un moment, que ce soit celui-là!

AMOUR
Le soir de mes dix-sept ans... Je décide que je veux célébrer ça avec toi: sur l'acide! On en a jamais fait ensemble.

JULES
J'en ai tout simplement jamais fait!

AMOUR
On va délirer comme jamais!

JULES
Dans un semblant de cérémonie, on gobe l'acide.

AMOUR
Les avants-bras croisés l'un autour de l'autre...

JULES
...On dépose l'acide sur la langue de l'autre au son de Sympathy for the devil, des Stones.

AMOUR
On se regarde au fond des yeux...

JULES
...Défiant les limites de l'autre. On part! Destination: Vieux-Montréal, le rassemblement des trippeux.

AMOUR
On s'en va rejoindre une gang de douze, tout le monde sur l'acide!

JULES
On se retrouve tous les deux à l'Arcade à jouer aux machines.

AMOUR
Le Pac-Man! Les petites pilules jaunes que gobe le Pac-Man deviennent autant de caps d'acide. Méchant trip!

JULES
A un moment donné, je me tanne de tes exploits. "Fuck le high score de la machine, moi, c'est le high score de la soirée qui m'intéresse." (Pause.) Tu vas monter la garde, faut pas que personne me voit voler l'extincteur à craie accroché au mur pis le mettre en-dessous de mon manteau.

AMOUR
Première partie du plan réussi. On sort en douce.

JULES
Rendu dehors, je veux vérifier si l'extincteur fonctionne. J'asperge une Mercédes d'une bonne dose de poudre jaune. Ça marche! Wow! Juste à côté, y'a un escalier intérieur qui mène à une discothèque.

AMOUR
On déteste les discothèques!

JULES
On haït la musique disco; pis le monde qui fréquentent ces endroit-là méritent tout simplement pas de vivre! (Ils rient.) Ça fait que ça nous est pas du tout difficile, nos deux index sur la gachette, d'asperger d'une plus que bonne dose de craie jaunâtre deux filles aux cheveux composés presque entièrement de spray net.

AMOUR
Mort de rire, mal au ventre, l'hilarité totale!

JULES
Y nous insultent, nous menacent. (Il rit.) On s'enfuit. Pis toi, à bout de souffle de rire, de courir, tu me dis:

AMOUR
"Estie que j'haïs les poupounes crêpées!" (Elle rit.) Toi, tu t'arrêtes d'un coup de courir:

JULES
"Moi, c'est les folles finies que j'aime!"

AMOUR
Pis tu m'embrasses... sur le nez. "Arrête, tu m'excites!" (Elle rit.)

JULES
"A soir, y'a quatre pleines lunes brillantes... pis c'est nos yeux." (Temps.)

AMOUR
Y se met à pleuvoir un peu. Y'a des petites gouttes qui se déposent en-dessous de tes yeux. On dirait que tu pleures. (Faussement tragédienne avec un accent à la Arletty.) "Mais voyons, ne pleure pas. Ne pleure plus. Je t'aime."

JULES, sérieux
"Moi aussi."

AMOUR, elle s'étouffe de rire
"T'es drôle! T'es vraiment le plus drôle!"

JULES
Je sais que quand je prends mon air sérieux, ça te fait rire.

AMOUR
Tu réussis toujours à me faire rire.

JULES
Même quand chus le plus sérieux du monde... (Temps.)

AMOUR
Un maître d'hôtel ou queque chose comme ça, habillé en pingouin cravaté, sort du restaurant chic d'à côté.

LA MUERTE
Où vous avez volé ça? Hé, ho, je vais appeler la police, les pompiers!

JULES
"Hé, ho! Le français! T'as le feu pogné au cul?"

AMOUR
Tu l'asperges un bon coup, tu y balances l'extincteur dans les bras pis tu pars à courir!

JULES
Mais toi, tu restes là!

AMOUR
Le gars est plein des pieds à la tête de craie jaune!

JULES
"T'es complètement folle! Les flics étaient au coin de la rue!"

AMOUR
"Je voulais être sûre de jamais oublier la face qu'y a fait. C'est la plus belle grimace, la plus originale que j'ai vue de toute ma vie."

JULES
T'es vraiment folle. Pis je t'aime de plus en plus pour ça. (Pause.) Paf! Tu sautes dans le bassin d'eau de la fontaine.

AMOUR
"Viens! Viens te baigner!"

JULES
"On est déjà tout mouillés par la pluie."

AMOUR
"Que t'es pas romantique! Hé, les gars... Viens, viens nager!"

JULES
"Arrête. Arrête! Pis je sais même pas nager."

AMOUR
"Je vas te montrer, moi!" (Pause. Elle se met à rire.) Comment on s'est rendus icitte? On as-tu pris le métro, l'autobus, un taxi ou si on a volé un char? Qu'est-ce qu'on fait flambant nus dans une piscine publique, à ville d'Anjou, à l'autre bout de la ville, à trois heures et demie du matin.

JULES
Ça, c'est ce que la police est en train de nous dire. (Il rit.) Moi, j'observe la gueule des flics devant ton superbe corps nu. Chus ben sûr qu'y ont même pas remarqué mon érection. Et pourtant!... (Il rit.)

AMOUR
Les flics remplissent leur rapport distraitement pendant que je me rhabille... tranquillement. (Elle rit.) Y sont gentils, y viennent même nous reconduire chez nous.

JULES
On sait ben...

AMOUR
J'ai gardé le meilleur pour la fin: du champagne pis de la coke!

JULES
"Tu veux me tuer!"

AMOUR
"T'as pas envie de mourir entre mes jambes?..." Je me déshabille très lentement devant toi... Je bouge lascivement des hanches de l'arrière vers l'avant... Mais t'as aucune réaction? "Qu'est-ce que t'as? T'as pas envie de moi?"

JULES, sérieux
"J'ai peur..."

AMOUR
"De quoi?"

JULES
"Qu'est-ce qu'on est en train de faire?"

AMOUR
"Qu'est-ce tu veux dire?"

JULES
"Qu'est-ce qu'on fait de notre vie?"

AMOUR
"Tu files pas, là, c'est tout. Tu badtrippes, ça arrive des fois."

JULES
"Non. Je veux dire... Ça fait depuis l'âge de douze ans qu'on se connaît pis..."

AMOUR
"Pis quoi?"

JULES
"Pis... Pis on se l'est jamais dit une fois!"

(Temps.)

AMOUR, fâchée
"Je pensais qu'on était de ceux qui avaient pas besoin de se le dire." Je t'embrasse farouchement, je veux te dévorer les lèvres; chus devenue une cannibale d'amour. Je veux te faire mal.

JULES
"Arrête! T'es folle?"

AMOUR
"Oui, gros nono! De toi! De toi! De toi! Depuis toujours, maudit salaud!" (Temps.)

JULES
Ta tête contre moi, tu crées une mer intérieure entre mon épaule gauche pis mon cou... "Je m'excuse..."

AMOUR
"Dis-le pus jamais, c'est tout."

JULES
"OK..." Je vas mettre ta toune préférée. Rock'n'roll... Je me déshabille...

AMOUR
Je fais sauter le bouchon du champagne! Je t'asperge presque volontairement le sexe.

JULES
Presque?...

AMOUR
Je lèche les bulles encore pétillantes le long de ton membre encore plus pétillant...

JULES
Pis on danse, danse, danse! On forme une tribu complète à nous deux, anthropophage d'amour charnel. On dévore tout l'amour autour pis en-dedans.

AMOUR
On dévore tout l'amour autour pis en-dedans.

JULES ET AMOUR
Pour qu'y ait pus d'amour.

AMOUR
Pour que jusqu'à la fin de nos jours...

JULES
...On soit obligés de le faire toujours.

SCENE DIX: De quelle couleur est la lumière?

AMOUR
Continue. Y faut que tu continues. Pour toi... Pour elle...

JULES, temps
Septième mois. Pleins de nuits à pas dormir en ligne. Tu vas vraiment pas bien. J'ai peur. J'ai peur pour toi. J'ai peur pour elle. Pis si je veux être ben franc... j'ai surtout peur pour moi. (Pause.) On sait pus quoi faire. T'arrêtes pas de crier, de crier que t'as mal, que t'as mal!

AMOUR
"C'est normal! C'est normal! C'est normal!"

JULES
On sort dehors prendre une marche. (Temps.) Je serai pas capable...

AMOUR
Y faut... Y faut que tu passes à travers...

JULES, temps
On va pas tellement loin, t'es pas capable de marcher vite.

AMOUR
"Estie que j'ai mal, mon Jules. Jules?"

JULES
"Quoi?"

AMOUR
"J'ai mal comme tu peux pas savoir, comme aucun homme pourra jamais sentir en-dedans. Pis... (Elle a une contraction.) Pis chus tellement heureuse!" (Ils rient.)

JULES
"Je te l'ai toujours dit que t'étais folle."

AMOUR
"Oui... (Elle a une contraction.) Aowe!"

JULES
"Ça va?"

AMOUR
"Oui, oui. Chus avec toi. Jules?"

JULES
"Quoi?"

AMOUR
"Chus heureuse d'être avec toi."

JULES
"Fais pas ta têteuse."

AMOUR
"Non. Chus vraiment heureuse... comme je l'ai jamais été, comme j'aurais jamais pensé. (Pause.) Je pense que... Je pense que je t'aime."

JULES, il sourit
"T'es sûre?"

AMOUR
"Pour la vie!"

JULES
"Vire pas folle!"

AMOUR
"Chus en train d'essayer de te faire la plus belle déclaration d'amour du monde pis..."

JULES
"...Chut... Moi aussi, je tut... Je tut-tut... Je..." (Il rit.)

AMOUR
"Niaise pas! Dis-moi-le!"

JULES
"Je tut-tut... Je t'ai... Je t'aîaîaî!"

AMOUR
"T'es pas fin. Mais je t'aime quand même, moi!"

JULES, il rit
"Comme si tu le savais pas. On a vingt-cinq ans, ça fait treize ans qu'on se connaît pis c'est la première fois qu'on se le dit!"

AMOUR
"Tu me l'as pas encore dit!"

JULES, il sourit
"Je t'aime... (Pause.) Je t'aime ma maudite folle d'amour!" (Ils rient.)

AMOUR et JULES
"Je t'aime, je t'aime, je t'aime! On s'aime, on s'aime, on s'aime!" (Ils rient en dansant.)

AMOUR, elle a une forte contraction
"Aôôôwe!"

LA MUERTE, elle imite le bruit de pneus qui crissent
Eueueueueeuh! Le char tourne le coin de la rue! Y tourne, y tourne, y tourne. Envoye, envoye! Tue! Tue! Tue! Non au bonheur organisé! Tue! Non aux je t'aime fabriqués! Tue! Non à l'amour consommé! Tue! Eueueueueuh! Une main sort par la vitre de l'auto, une main, ma main, la main de mon frère, TUE! Tue tous les amours amoureux de la planète. Tue! Tue, tue, tue. Ah, ah, ah! Une main sort par la vitre de l'auto et leur envoie mes meilleurs souhaits de bonheur, mes meilleurs souhaits de bonheur!... signés avec six balles de revolver. (On entend six détonations.)

JULES
"NOOOOOOOOON!"

LA MUERTE
Rock'n'roll! Le char continue son chemin avec la petite main collée dans la vitre qui fait des... bye-bye, bye-bye! (On entend les pneus qui rient!)

JULES, réalisant progressivement
Amour... Amour! AMOUR!"

AMOUR, presque éteinte
"Ton bras est plein de sang."

JULES
"Amour!" (Il la prend dans ses bras et ce jusqu'à la fin de la pièce.) Je monte en haut avec toi dans mes bras. J'appelle une ambulance. "Fuck, c'est une urgence! UNE URGENCE! C'est ma blonde, câlisse! Comprenez-vous ça?" Y mettent les sirènes au coton! Y roulent vite comme dans les films. Le gars essaye de s'occuper de toi. Tu fais ta sauvage, tu y mords même le bras. Je t'aime. On arrive à l'urgence, on passe en avant de tout le monde pour une fois. Je crie! "Câlisse! Pensez-vous vraiment qu'on a le temps de s'enregistrer! Arrangez-vous!" Je te suis, je te suis. Je veux pas te perdre, je veux pas te perdre mon amour... Le médecin me dit qu'y ont pas le choix. Le bébé se présente déjà. Y vont provoquer l'accouchement. Y veulent sauver le bébé. Au moins, qu'y dit, au moins... Y l'a pas dit fort. Y l'a pas dit pour moi.

AMOUR
"J'ai mal! J'ai mal! Donnez-moi queque chose pour arrêter ça! Donnez-moi queque chose!"

JULES
Je voudrais toute te donner, toute me donner. L'infirmière te fait une piqûre. Je sais pas c'est quoi. Je demande pus rien. Juste que tu vives. Je te tiens la main. Mon sang coule dessus. Y veulent que je sorte. "NON! Y'en est pas question! Je reste!" Je reste, je veux rester... jusqu'à la fin, jusqu'au début... (Temps.) Tu commences tes contractions. Ça va vite. Tu cries, câlisse, t'arrêtes pas de crier! "Pourquoi elle crie? Pourquoi elle crie tant que ça? Enlevez-y la balle, les balles! Enlevez-y la mort!" Personne me répond... Y'a juste l'infirmière qui me regarde comme on regarde un petit chien qui fait pitié dans la vitrine du pet shop. (Pause.) Tes contractions sont rendues aux deux minutes! Chus tellement épuisé. Je me demande comment tu fais. Une minute de contractions, à forcer, à devenir rouge comme un homard qu'on fait bouillir, rouge comme la passion de vouloir la vie, rouge comme l'effort, rouge comme le sang... rouge comme la colère que j'ai contre la mort... (Pause.) Juste deux petites minutes pour te reposer. A intervalles réguliers, comme la lune qui se viderait de sa lumière pis qui redeviendrait pleine à toutes les deux minutes, pendant une seule nuit. (Pause.) Je comprends pas où tu peux puiser toute ta force. Je te tiens la main pendant tes contractions. (Pause.) Chus fier de toi. T'es la plus belle. (Temps.) Si les mots pouvaient ramener la vie... (Temps.) Le moniteur cardiaque se met à faire des free games! La ligne de tes pulsations ressemble à une signature d'illettré, aux courbes d'un tremblement de terre. Oui! La terre tremble! Je la sens toute en-dedans de moi qui tremble! "Non! Non! Non... Va-t-en pas... Va-t-en pas mon amour, va-t-en pas... Va-t-en pas! T'as pas le droit de faire ça! T'as pas le droit de nous faire ça! Maudite chienne de vie, de mort, du crisse! Pourquoi? Pourquoi? POURQUOI?..." (Temps.) Je comprends pus rien. J'entends pas ce que les médecins pis les infirmières se disent entre eux-autres. Y veulent encore que je sorte! Laissez-nous faire notre travail en paix. En paix! En paix! Sacrament!... Ça va prendre une armée pour me sortir de là! On va essayer de sauver le bébé, on garantit rien. "Sauvez ma blonde, bordel du crisse!" (Pause.) Y'ont pas compris... Je pense qu'y ont pas compris... Ça doit être ça qui est arrivé... (Temps.) Le bébé sort. Une belle petite fille. T'as pas le temps de la voir. Tu peux pas la voir, y sont quatre, cinq, autour de toi à t'envoyer des chocs électriques. "Sauvez-la! Sauvez-la..." (Pause.) Je le sais qu'y ont toute essayé... Je le sais... Je voudrais que tu sois la Belle au bois dormant, qu'y suffise juste d'un baiser... (Temps.) Tout le monde veut sortir. Y savent pas quoi dire. Je te tiens encore la main... "Laissez-moi tout seul avec." (Pause.) Qu'est-ce que je peux y faire? (Temps.) Tout d'un coup, je shifte dans ma tête: tout a ben été... Je vas chercher une chaise roulante dans le corridor. Je t'assois dessus. Je veux pas croire que tu reviendras pus. Tu peux pas être partie pour toujours, ça se peut pas, pas toi. On s'en retourne chez nous. (Temps.) Chus heureux. On a fait une belle petite fille. Un bébé prématuré, à l'hôpital y vont s'en occuper. Tu reviens avec moi, chez nous. Tu dors. T'es fatiguée, c'est tout... (Temps.) T'as dormi longtemps, Amour, hein?...

AMOUR
Jules... (Temps.)

JULES
Tu t'es bien reposée?

AMOUR
Oui, Jules... Maintenant, faut que je parte.

JULES
Oui...

AMOUR, temps
Je t'aime. (Temps.)

JULES
Moi aussi, je t'aime. (Temps.)

AMOUR
Prends soin de notre fille. Continue de peindre.

JULES
Vas-tu revenir... pour me dire de quelle couleur est la lumière?...

Amour embrasse Jules et elle s'envole.

FIN

2 avril 1997
Edition et illustrations: Carole Netter
cnetter1@cc.swarthmore.edu