Guy Bilodeau. Dedans! Dehors! (Québec, 1995)

Texte théâtral inspiré par un atelier théâtre
où l'auteur avait réuni des jeunes gens touchés par le problème de la drogue.



     Tu atterris dans ce monde où tu te retrouves, tout à coup, accueilli par des coups et des cris de celle qui sera là la plupart du temps. Tu découvres la peur, la peur d'elle, la peur de ses réactions. Mais, ce qui devient mêlant, c'est que, des fois, elle te prend dans ses bras et c'est très chaleureux. Alors tu es heureux, tu sens sa chaleur, c'est tellement bon. Puis, tout à coup, elle se met à crier après toi. Tu as peur et tu pleures. On dirait que ça l'enrage encore plus. Alors elle se met à frapper. Tu as peur, tu veux que ça arrête, tu lui montres que tu as peur, tu pleures, tu cries, tu appelles "Au secours!" mais personne ne répond! Tu es en plein vide et tu tombes, personne pour te protéger, rien à quoi t'accrocher! T'as mal. Ta douleur et ta peur t'épuisent... et tu t'endors.

     Puis tu te réveilles. Elle approche. Tu te raidis. Tu as peur. Elle te prend dans ses bras et c'est chaud. Tu te détends un peu. Le ton de sa voix est doux, tu aimes ce visage tout sourire, tu te sens en sécurité, en confiance. Il y a aussi d'autres personnes alentour et qui partagent ce bien-être, cette chaleur. Puis, sans que tu puisses avoir remarqué ce qui a déclenché ça, le ton monte dans la pièce, les visages se crispent, puis vite, très vite, tu sens qu'on dérape vers ce que tu crains déjà, les cris montent. Tu as peur à nouveau et tu te mets à pleurer. Les regards se tournent vers toi. Tu sens ce qui s'en vient et ça augmente ta peur. Tu sais déjà qu'il ne faudrait pas mais c'est ta peur qui est plus forte. Alors, les coups pleuvent... et surtout ces cris et ce ton qui font encore plus mal. Tu cherches quelqu'un ou quelque chose à quoi t'accrocher, mais c'est le vide à nouveau...

     La fois suivante, même les caresses et les sourires ne réussissent pas à te détendre. La peur devient permanente. T'as l'impression que c'est de ta faute si ces crises se déclenchent, mais tu ne sais pas ce que tu fais au juste pour provoquer ça. Alors, tu bouges et tu parles le moins possible, tu fais attention au moindre de tes gestes... surtout quand tu sens, dans la maison, cette tension que tu sais reconnaître. Tu ne souhaites même plus cette chaleur qu'elle te transmettait parce que, maintenant, elle est toujours chargée de tension. Alors, tu te crées un petit refuge au-dedans de toi où tu te retrouves à l'abri des coups et des cris, où tu retrouves ta peine qui te tient compagnie, qui te comprend. Pour te réchauffer, tu serres ton oreiller, et tu t'endors au-dedans de toi, à l'écart des autres, de ceux-là que tu aimes et qui ne t'aiment pas. C'est seulement là que tu n'as pas mal, que tu as moins peur; tu t'y réfugies le plus souvent possible. Tu apprends ainsi que l'extérieur est menace et danger, et que tu ne peux pas, malgré tes nombreuses tentatives, y trouver la chaleur que tu sens qui t'es nécessaire. Alors, tu te réfugies au seul endroit qui est sans danger, que tu es seul à connaître.

     Puis, un jour, tu te retrouves à l'extérieur de la maison, chez des petits voisins, à l'école, et là, tu découvres quelque chose d'incroyable: une explosion d'éclats de rire, de regards francs, de chants, de caresses, de jeux, de libertés de mouvement qui te semblent assez imprudents. Et pourtant... Et pourtant, personne ne semble inquiet, tendu... Ça te semble incroyable ce qu'ils peuvent se permettre. Et tu remarques surtout que les enfants ne semblent pas inquiets des réactions des adultes, qui d'ailleurs, te semblent tellement bons, tellement chaleureux, que tu les aimes tout de suite. C'est comme si tout à coup partait une immense poussée qui venait de très loin, au-dedans de toi pour coller à ces personnes que tu attendais. Mais, bien sûr, tu gardes tout cela pour toi. Tu fais bien attention de ne pas faire d'éclat et tu retournes ces élans dans ton refuge. Personne ne s'est rendu compte de rien, sauf toi. Alors que tu croyais que ta vie, c'était «la vie», voilà que tu découvres qu'il y a ta vie et, qu'ailleurs, il y a la vie. Et quelle distance entre les deux!

     À partir de là, tu ne vois plus les choses de la même façon. Il y a autre chose: ces sourires, cette chaleur, et ces refuges dans la vraie vie, pas juste dans cette caverne intérieure... qui te semble maintenant tellement froide. Ton oreiller ne te réchauffe même plus. Et toute cette peur, et cette tristesse permanentes... inutiles. Que c'est injuste! Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça? Et ta tristesse qui gonfle, gonfle. Elle gonfle tellement qu'à un moment, à ta plus grande surprise, elle explose à l'extérieur. Elle renverse des chaises, elle pousse un cri tellement incroyable que tous ceux qui sont là figent dans une expression de terreur. Tout ça se passe sans que tu y sois pour quoi que ce soit. Tu sens toute cette décharge qui vient de tellement loin, et tu y assistes, en même temps, en spectateur, comme si quelqu'un d'autre provoquait tout ça. Puis, ça se termine en pleurs tellement abondants, qui renversent d'un trop plein immense. Cette sensation de vivre toute cette décharge sans que j'y puisse quoi que ce soit, que c'est bizarre! Et, surtout, quel soulagement! C'est comme si toutes ces tensions permanentes venaient de lâcher. Je viens de découvrir la détente. Ça doit être bien proche du bonheur.

     Puis là, sans trop savoir ce qui vient de se passer, tu regardes autour pour évaluer les dommages. Rien, sinon quelques chaises renversées et du verre brisé. Mais ce qui t'étonne le plus, ce sont ces personnes figées autour de toi, comme paralysées par l'ouragan. Et ce regard qu'elles posent sur toi, que tu ne connaissais pas, pétrifié, comme figé dans le choc qu'elles viennent de subir. Tu reconnais dans ces regards la peur et, surtout, le respect, ce respect qu'imposent la force et la violence du tremblement de terre, du danger incontrôlable. Toutes ces émotions nouvelles et mélangées te produisent un sentiment de force paisible, comme connecté à un courant nouveau. C'est comme si tu venais de faire ton entrée sur la planète: c'est ça le «Big Bang»! Tu viens de naître. Tu viens d'apparaître, avec toute ta force. L'intérieur sort à l'extérieur... enfin! Puis, ça commence à bouger alentour. Ils se regardent, ramassent les dégâts, puis elle réussit à articuler un "Va dans ta chambre!". Je me retrouve dans un tel état de bien-être que je m'endors comme un vrai bébé. Les choses ne seront plus jamais pareilles. Le bouchon a sauté. C'est comme si toute cette pression que je sentais s'était enfin libérée.

     Mais, j'ai dû remettre le bouchon assez vite. C'est comme si le fait de savoir maintenant que toutes ces punitions et ces interdictions étaient injustes amplifiait mon malheur. Plus je revendiquais, plus on interdisait. J'absorbais et j'entassais, dans mon refuge, les accusations, les condamnations, les sentences. Jamais, on ne m'écoutait. La règle devenait : "Tu la fermes!". Mais, plus tu la fermes, plus les personnages restent prisonniers en dedans. Après un certain temps, tu te rends compte que le refuge est envahi. Que ceux du dehors ont trouvé ta cachette. Que la violence traverse toutes les frontières. Que tu dois dorénavant te défendre tant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Que les mots qui blessent se répètent en écho, à l'intérieur. Que certains souvenirs sont plus réels que le présent. Tout à coup, tu entends une voix à l'extérieur qui insiste: "Aie, tu m'écoutes? Tu t'en fous, de ce que je te dis? Comment veux-tu comprendre si t'écoutes pas?" Ça m'arrive à tout coup. On me reproche de pas être là, comme si c'était moi qui décidait, comme si je m'absentais par caprice. Mais comment leur expliquer qu'il suffit d'un mot, d'un «flash» pour que se pointent mes cauchemars, pour que le passé brouille le présent. J'arrive même pas à comprendre moi-même. J'essaye juste de faire la circulation entre deux embouteillages.

     Puis, j'ai découvert la chaleur des amis. Rien n'y était interdit, on pouvait tout dire sans accusation, sans procès, sans condamnation. Et surtout, on écoutait. Même qu'à certains moments, j'étais tellement surpris par cet intérêt que j'en perdais mes mots. J'avais appris jusqu'à la revendication mais je ne m'étais jamais rendu jusqu'à la permission, je ne savais plus quoi faire, ou quoi dire, après. Et aussi, on pouvait tout essayer. J'ai fait en leur compagnie plus de découvertes en quelques mois que dans toute ma vie antérieure: la puissance du sourire, du toucher, du jeu, de l'éclat, de l'expression. Même que de temps en temps, on jouait à imiter les adultes, on jouait au plus fort, à celui qui a toujours raison, au champion toutes catégories. C'est à cette époque que j'ai découvert la magie de la drogue. Je fumais un petit joint et je devenais exubérant et joyeux. C'était incroyable: ce que je n'avais pas réussi à connaître et à apprendre durant toutes ces années se pointait instantanément. Je devenais normal: je pouvais rire et m'amuser. J'ai aussi eu l'occasion de découvrir la coke. Encore là la magie: une ligne et je contrôlais ma vie. Je me sentais en pleine possession de mes moyens et même que j'en découvrais de nouveaux, insoupçonnés jusque-là: la vivacité de mon intelligence, ma fantaisie, ma sociabilité. Quel luxe! Je saisissais pourquoi on avait inventé le mot «voyage» à propos des drogues: ça t'amène tellement loin de ce quotidien pourri. Ça te sort de ta merde. Surtout que t'as pas trouvé d'autres moyens. Et en plus, et surtout, ça calme le volcan en dedans. Alors là, chapeau! Je peux dire aujourd'hui que si je n'avais pas connu la drogue à ce moment-là, je me serais sauté.

     Mais c'était trop beau. À quelques reprises, à cette époque, porté par l'euphorie de ces moments de bonheur entre amis, j'ai oublié le reste, j'ai oublié le temps. Un soir, le drame a éclaté. Le bouchon a sauté... mais cette fois-ci, c'était le sien, son bouchon, c'était son volcan à elle. L'occasion: elle avait découvert de la «drogue» dans mon tiroir. Et là, ça a été la pire agression jamais vécue; je reconnaissais le ton, les cris... mais cette fois-ci, c'est le regard qui m'a le plus impressionné: jamais, je n'avais senti autant de haine et de méchanceté. Ces yeux exorbités qui lançaient du feu, ces mots choisis qui me perçaient, qui atteignaient les zones les plus sensibles. C'est là que j'ai découvert ce que ça pouvait vouloir dire «casser» quelqu'un, l'émietter en fait, le détruire. Je sais qu'à ce moment-là, quelque chose s'est cassé en moi, je pense que c'est quelque chose de très proche de l'espoir, de la confiance que ça puisse changer: j'étais fini. Pendant que je ressentais ce désespoir, l'attaque se poursuivait et à un moment précis, j'ai entendu, à travers cette douleur immense, que l'attaque se portait maintenant sur mes amis, mes «poteux de chums», et qu'il n'était plus question que je les revoie, ces «pourris». Cette attaque sur les seuls êtres qui m'aimaient, qui m'avaient tout donné, tout appris, a déclenché un ressort, a fait sauter le bouchon... et les volcans se sont affrontés. Je pouvais absorber encore bien plus de ces attaques personnelles, mais "Touchez pas à mes chums", c'est mon seul refuge du dehors.

     Ensuite, ça a été la «Protection de la Jeunesse». Elle n'y "arrivait plus" toute seule. Alors, ils s'y sont mis à plusieurs. J'étais devenu «un cas». On m'a scruté, évalué, classé, diagnostiqué... et placé! Incroyable, quel cauchemar! Je me souviens, entre autres, d'un affrontement avec ma mère dans le bureau du travailleur social: elle m'accusait de tous ses malheurs et de tous ceux du monde entier, en répétant qu'elle ne savait plus quoi faire avec son problème (le problème, c'était moi). Toutes les injustices qui se passaient là, c'était trop. Le volcan s'agitait, grondait. Je retenais le bouchon en place. Je savais qu'il fallait que je me la ferme. Mais, trop, c'est trop, le bouchon a sauté. Quand ça fait cent fois que tu vis ça, le bouchon, y'est usé. Alors, on m'a placé en «24 heures» dans un centre, parce que ça devenait trop explosif. Par la suite, j'ai compris que j'étais piégé, des deux côtés. Si on la croyait, elle, alors je me retrouvais en-dedans pour qu'on puisse me réadapter. Mais, même si on me croyait moi, des blessures qu'elle me faisait subir, alors, là, on ne pouvait pas me retourner chez moi, et je me retrouvais encore en-dedans. Y'avait pas d'issue. Alors, j'ai commencé ma vie de touriste dans les familles et les centres d'accueil. Mais, la plus grande punition, c'était la coupure de mon monde, de mes amis. D'ailleurs, ils le savent très bien que c'est la pire, que le pire chantage qu'ils peuvent te faire c'est le «sans contact». J'ai appris encore plus, dans cette période-là, des règles du jeu: à toute situation, il y a un responsable, un coupable... puis c'est toi. Si tu te révoltes contre l'injustice, t'es un antisocial, et il faut que tu changes. Si tu te la fermes, alors là, tu es renfermé et ça n'est pas bon, il faut que tu t'ouvres. Mais quand tu t'ouvres, on ne te croit pas. C'est la valse des «Réponds quand je te parle!» et des «Réplique pas!». T'es perdant des deux côtés.

     Tu peux plus accepter les injustices. Tu fais semblant de les accepter... c'est la façon d'avoir le moins de trouble. Ça, c'est une autre règle. Mais y'a des fois où c'est plus fort que toi, le volcan s'agite puis fait des dégâts. Ta job, c'est devenu la gérance du volcan. Des fois, ça se passe bien, puis des fois, tu perds le contrôle. Y'a tous ceux qui savent comment attiser la braise, comme pour prouver qu'ils ont raison d'avoir décrété que c'est toi le problème... et qui insistent pour que tu le reconnaisses. À travers tout ça, faut trouver des refuges, même si ça devient de plus en plus compliqué, de plus en plus contrôlé: les chums, la drogue, et la liberté... pour respirer un peu. Quand tu changes continuellement de place, c'est pas facile de garder tes chums. Mais, on sait se reconnaître entre nous, même si on ne se connaît pas: on reconnaît la peur, l'absence. Et on recrée quelquefois cette chaleur de la meute. La drogue, ça oblige. Ça oblige à trouver l'argent qu'il faut, entre autres. Tu te retrouves là aussi dans un monde violent. T'as rien pour rien! Puis, y'a ces moments de liberté, où tu existes avec toute ta valeur, toute ta fantaisie, toute ta chaleur, toute ta confiance. Habituellement, c'est avec des chums qui ont vécu ce que t'as vécu... et qui comprennent. Malheureusement, ces moments-là, on doit les vivre en cachette, à l'écart de ceux pour qui t'es jamais correct.

     Mais, heureusement, il y en a quelques-uns qui écoutent. Des fois, je me surprends à rêver que surgissent de partout des Pops, des Dan, des vraies personnes qui t'analysent pas, qui t'étiquettent pas, qui te condamnent pas, mais qui voient ton volcan en dedans, qui connectent direct sur ta douleur pis qui enlèvent doucement le bouchon en te serrant dans leurs bras, gratis, pas pour prouver qu'ils ont raison ou pour que tu leur serves à quoi que ce soit d'autre, mais parce qu'ils t'aiment autant que ces enfants tout roses, tout charmants et qui encombrent les familles heureuses, qui vivent sur cette autre planète. Le saviez-vous qu'il y avait une déportation organisée d'enfants de la violence vers cette planète de cavernes froides où ils se regroupent pour attiser des volcans qui feront suffisamment de fumée pour y être aperçus à des années-lumière?

     Je rêve de ce jour où tous ceux qui m'entendent réclameront la création de refuges ouverts où on apprendrait et pratiquerait la compréhension, la chaleur, la confiance... qui remplaceraient tous ces procès qui ne font qu'agrandir le fossé entre nous. Nous avons besoin de vous. Mais attention... nous sommes blessés!

"On est ouvert à ceux qui veulent entendre."

Copyright © 1995 Guy Bilodeau


Guy Bilodeau: Guy_Bilodeau@itr.qc.ca
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ClicNet, juin 1998
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