Anatole France

Introduction

     Anatole France commence à livrer, en 1885, des articles de critique au Temps. Au fil des années il y parlera avec une intelligence rare et un sens aigu de la formule de Zola, de Paul Bourget, de Taine, de Vigny, de Tacite, Leconte de Lisle, Montesquieu, Montaigne mais aussi de Napoléon, Rabelais, Mme de Sévigné, Platon, Coppée, Hugo, Chateaubriand, d'Alembert, Balzac, etc.

     Anatole France est un "classique", bien moins progressiste en matière littéraire qu'en politique. Mais ce futur Prix Nobel de Littérature, entré à la fin de sa vie au Parti Communiste français dispose, on le sait, d'un rare sens de la formule (cf. le célèbre "On croit mourir pour la patrie et on meurt pour des industriels") et d'un jugement éclairé d'humaniste qui conservent à ces critiques un intérêt, tant pas ses erreurs de jugement que par ses justesses d'opinion.

     En 1887, il livre un article intitulé "Les fous dans la littérature" qui éveillera, en 1911, l'intérêt du psychanalyste Sandor Ferenczi, intérêt dont il fait part dans un article intitulé: "Anatole France, psychanalyste".


"Les fous dans la littérature" (le Temps, 1887)

     Un Français, qui fit le voyage de Londres, alla voir un jour le grand Charles Dickens. Il fut reçu et s'excusa sur son admiration de venir ainsi prendre quelques minutes d'une existence si précieuse.

     - Votre gloire, ajouta-t-il, et la sympathie universelle que vous inspirez vous exposent, sans doute, à d'innombrables importunités. Votre porte est sans cesse assiégée. Vous devez recevoir tous les jours des princes, des hommes d'État, des savants, des écrivains, des artistes et même des fous.

     - Oui ! des fous, des fous, s'écria Dickens, en se levant avec cette agitation à laquelle il était souvent en proie dans les derniers temps de sa vie, des fous ! Ceux-là seuls m'amusent.

     Et il poussa dehors par les épaules le visiteur étonné.

     Les fous, Charles Dickens les aima toujours, lui qui décrivit avec une grâce attendrie l'innocence de ce bon M. Dick. Tout le monde connaît M. Dick, puisque tout le monde a lu David Copperfield. Tout le monde en France : car il est aujourd'hui de mode en Angleterre de négliger le meilleur des conteurs anglais. Un jeune esthète m'a confié tantôt que Dombey and Son n'était lisible que dans les traductions. Il m'a dit aussi que Lord Byron était un poète assez plat, quelque chose comme notre Ponsard. Je ne le crois pas. Je crois que Byron est un des plus grands poètes du siècle, et je crois que Dickens exerça plus qu'aucun autre écrivain la faculté de sentir ; je crois que ses romans sont beaux comme l'amour et la pitié qui les inspirent. Je crois que David Copperfield est un nouvel évangile. Je crois enfin que M. Dick, à qui j'ai seul affaire ici, est un fou de bon conseil, parce que la raison qui lui reste est la raison du coeur et que celle-là ne trompe guère. Qu'importe qu'il lance des cerfs-volants sur lesquels il a écrit je ne sais quelles rêveries relatives à la mort de Charles 1er ! Il est bienveillant ; il ne veut de mal à personne, et c'est là une sagesse à laquelle beaucoup d'hommes raisonnables ne s'élèvent point comme lui. C'est un bonheur pour M. Dick d'être né en Angleterre. La liberté individuelle y est plus grande qu'en France. L'originalité y est mieux vue, plus respectée que chez nous. Et qu'est-ce que la folie, après tout, sinon une sorte d'originalité mentale ? Je dis la folie et non point la démence. La démence est la perte des facultés intellectuelles. La folie n'est qu'un usage bizarre et singulier de ces facultés.

     J'ai connu dans mon enfance un vieillard qui était devenu fou en apprenant la mort d'un fils unique, enseveli, à vingt ans, sous une avalanche du Righi. Sa folie consistait à s'habiller de toile à matelas. A cela près, il était parfaitement sage. Tous les petits polissons du quartier le suivaient dans la rue en poussant des cris sauvages. Mais, comme il joignait à la douceur d'un enfant la vigueur d'un colosse, il les tenait en respect, leur faisant assez de peur sans leur faire aucun mal. En cela, il donnait l'exemple d'une excellente police. Quand il entrait dans une maison amie, son premier soin était de dépouiller l'espèce du souquenille à grands carreaux qui le rendait ridicule. Il l'arrangeait sur un fauteuil de manière qu'elle semblât autant que possible recouvrir un corps humain. Il y plantait sa canne comme une sorte de colonne vertébrale, puis il coiffait la pomme de cette canne avec son grand chapeau de feutre, dont il rabattait les bords et qui prenait sous ses doigts un aspect fantastique. Quand cela était fait, il contemplait un moment sa défroque de l'air dont on regarde un vieil ami malade qui dort, et aussitôt il devenait l'homme le plus raisonnable du monde, comme si en vérité ce fût sa propre folie qui sommeillât devant lui dans un habit de carnaval. Il lui restait un vêtement de dessous très décent, une sorte de grand gilet noir à manches, assez semblable à ce qu'on nommait une veste sous Louis XVI. Que de fois j'ai pris plaisir à le voir et à l'entendre ! Il parlait sur tous les sujets avec beaucoup de raison et d'intelligence. C'était un savant, nourri de tout ce qui peut faire connaître le monde et les hommes. Il avait notamment dans la tête une riche bibliothèque de voyages, et il était sans pareil pour raconter le naufrage de la Méduse ou quelque aventure de matelots en Océanie.

     Je serais impardonnable d'oublier qu'il était excellent humaniste : car il m'a donné, par pure bienveillance, plusieurs leçons de grec et de latin qui m'ont fort avancé dans mes études. Son zèle à rendre service s'exerçait en toute rencontre. Je l'ai vu interrompre des calculs compliqués dont un astronome l'avait chargé et fendre du bois pour obliger une vieille servante. Sa mémoire était fidèle ; il gardait le souvenir de tous les événements de sa vie, hors de celui qui l'avait bouleversé. La mort de son fils semblait tout à fait sortie de sa mémoire ; du moins, on ne lui entendit jamais prononcer un seul mot qui pût faire croire qu'il se rappelait en quoi que ce soit ce terrible malheur. Il était d'humeur égale, presque gaie, et reposait volontiers son esprit sur des images douces, affectueuses, riantes. Il recherchait la compagnie des jeunes gens. Son esprit avait pris dans leur fréquentation un tour pédagogique très prononcé. J'ai pensé à lui depuis lors en lisant l'excellent Traité des études de Rollin. Il n'entrait guère, je dois le dire, dans la pensée de ses jeunes amis ; il suivait la sienne d'un cours obstiné que rien ne pouvait rompre. Mais j'ai remarqué une disposition analogue chez toutes les personnes véritablement supérieures qu'il m'a été donné de fréquenter. Après s'être vêtu pendant une vingtaine d'années, été comme hiver, d'un surtout de toile à matelas, il parut un jour avec une veste à petits carreaux qui n'était pas ridicule. Son humeur était changée comme son costume, mais il s'en fallait de beaucoup que ce changement fût aussi heureux. Le pauvre homme était triste, silencieux, taciturne. Quelques mots, à peine intelligibles, qui lui échappaient, trahissaient l'inquiétude et l'épouvante. Son visage, qui avait toujours été fort rouge, se couvrait de larges plaques violettes. Ses lèvres étaient noires et tombantes. Il refusait toute nourriture. Un jour, il parla du fils qu'il avait perdu. On le trouva, le lendemain matin, pendu dans sa chambre. Le souvenir de ce vieillard m'inspire une véritable sympathie pour les fous qui lui ressemblent. Mais je crois que c'est le petit nombre. Il en est des fous comme des autres hommes : les bons sont rares, et l'on visiterait bien des maisons de santé sans trouver un second vieillard à la toile à matelas ou un autre M. Dick. M. Paul Hervieu n'est pas éloigné de penser, comme Dickens, que les fous sont seul intéressants. Il nous raconte, dans l'Inconnu, une terrible histoire de folie qui finalement se trouve n'être qu'un rêve, mais bien le plus effrayant et le mieux suivi des rêves : le rêve d'un fou. Il n'est tel qu'un fou pour conduire un cauchemar dans la perfection. C'est ce que M. Paul Hervieu a montré avec un rare talent. Cartésien à rebours, il nous a apporté les raisons de la folie. Il a suivi dans ses détraquements successifs la machine à penser, avec l'intérêt qu'un horloger pervers doit porter à l'examen d'une montre extraordinairement mauvaise. Son livre est bien curieux, et tout à fait original. Il produit deux effets : il fait peur et donne à réfléchir. La peur, je vous l'épargnerai, non sans motifs. Il me faudrait avoir tout le talent de M. Paul Hervieu et en faire l'usage qu'il en a fait pour vous communiquer le frisson dont il m'a secoué. Quant aux réflexions que son livre inspire, elles sont nombreuses. C'est le moins qu'il m'en échappe une. Il est si agréable de philosopher ! Pendant que j'écris, un acacia balance à ma fenêtre ses branches légère et fleuries, et je me répète à moi-même ce distique d'un poète de l'Anthologie : "Asseyons-nous sous ce bel arbre : il sera doux de converser à l'ombre." Un bel arbre et de calmes pensées, qu'y a-t-il de meilleur au monde ? Mon acacia, que la brise agite doucement, répand jusque sur ma table la neige parfumée de ses fleurs. Sous cette agréable influence, il m'est impossible de me défendre d'une véritable sympathie pour les fous qui ne font pas beaucoup de mal. Quant à n'en pas faire du tout, cela est bien défendu aux hommes, fous ou sensés. Il n'existe aucun moyen de vivre sans nuire. Il ne faut point haïr les fous. Ne sont-ils pas nos semblables ? Qui peut se flatter de n'être fou en rien ? Je viens de chercher dans le Dictionnaire de Littré et Robin la définition de la folie, et je ne l'ai point trouvée ; du moins celle qu'on y lit est-elle à peu près dénuée de sens. Je m'y attendais un peu : car la folie, quand elle n'est caractérisée par aucune lésion anatomique, demeure indéfinissable. Nous disons qu'un homme est fou quand il ne pense pas comme nous. Voilà tout. Philosophiquement, les idées des fous sont aussi légitimes que les nôtres. Ils se représentent le monde extérieur d'après les impressions qu'ils en reçoivent. C'est exactement ce que nous faisons, nous qui passons pour sensés. Le monde se réfléchit en eux d'une autre façon qu'en nous. Nous disons que l'image que nous en recevons est vraie et que celles qu'ils en reçoivent est fausse. En réalité, aucune n'est absolument fausse et aucune n'est absolument vraie. La leur est vraie pour eux ; la nôtre est vraie pour nous. Écoutez cette fable : Un jour, un miroir dont la surface était parfaitement plane rencontra, dans un jardin, un miroir convexe.

     - Je vous trouve bien impertinent, lui dit-il, de représenter la nature comme vous faites. Il faut que vous soyez fou pour donner à toutes les figures un gros ventre avec des pieds et des têtes grêles, et changer toutes les lignes droites en lignes courbes.

     - C'est vous qui déformez la nature, répondit avec humeur le miroir convexe ; votre plate personne s'imagine que les arbres sont tout droits parce qu'elle les fait tels, et que tout est plan hors de vous comme en vous. Les troncs des arbres sont courbes. Voilà la vérité. Vous n'êtes qu'un miroir trompeur.

     - Je ne trompe personne, reprit l'autre. C'est vous, compère convexe, qui faites la caricature des hommes et des choses.

La querelle commençait à s'échauffer quand un géomètre passa par là. C'était, dit l'histoire, le grand d'Alembert.

     - Mes amis, vous avez raison et tort tous les deux, dit-il aux miroirs. Vous réfléchissez tous deux les objets selon les lois de l'optique. Les figures que vous en recevez sont l'une et l'autre d'une exactitude géométrique. Elles sont parfaites toutes deux. Un miroir concave en produirait une troisième fort différente et tout aussi parfaite. Quant à la nature elle-même, nul ne connaît sa figure véritable et il est même probable qu'elle n'a de figue que dans les miroirs qui la reflètent. Apprenez donc, messieurs les miroirs, à ne pas vous traiter de fous parce que vous ne recevez pas le même reflet des choses.

     Voilà, je pense, une belle fable ; je la dédie aux médecins aliénistes qui font enfermer les gens dont les passions et les sentiments s'écartent sensiblement des leurs. Ils tiennent pour privés de raison un homme prodigue et une femme amoureuse, comme s'il n'y avait pas autant de raison dans la prodigalité et dans l'amour que dans l'avarice et dans l'égoïsme.

     Ils estiment qu'un homme est fou quand il entend ce que les autres n'entendent pas et voit ce que les autres ne voient pas ; pourtant Socrate consultait son démon et Jeanne d'Arc entendait des voix. Et d'ailleurs ne sommes-nous pas tous des visionnaires et des hallucinés ? Savons-nous quoi que ce soit du monde extérieur et percevons-nous autre chose dans toute notre vie que les vibrations lumineuses ou sonores de nos nerfs sensitifs ? Il est vrai que nos hallucinations sont constantes et habituelles, d'un ordre général et coutumier. Les perceptions des fous sont rares, exceptionnelles et distinguées. C'est à cela surtout qu'on les reconnaît.

     C'est un fou aussi que nous fait connaître, dans le Horla, M. Guy de Maupassant, le prince des conteurs. Le pauvre homme est hanté par un vampire qui trouble son sommeil et lui boit son lait sur sa table de nuit. Il en est furieux et désespéré. Ce n'est pas sans raison ; car rien n'est plus affreux que de se sentir aux prises avec un ennemi invisible.

     Mais dirai-je toute ma pensée ? Pour un fou, cet homme manque un peu de subtilité. A sa place, je laisserais le vampire se gorger de lait tout à loisir et je me dirais : "Voilà qui va bien, à force d'absorber le liquide alcalin, cet animal ne manquera pas de s'assimiler quelques éléments opaques et il deviendra visible. En attendant, il ne peut demeurer invisible sans rester transparent ; donc, si je ne le vois pas, je verrai du moins dans son corps le lait qu'il aura bu. S'il vous plaît, je ne m'en tiendrais pas au lait : je tâcherais de lui faire avaler de la garance, pour le colorer en rouge des pieds à la tête."

     A cela près, et pourvu qu'ils ne boivent ni lait ni eau, les invisibles peuvent fort bien exister. Et pourquoi non, je vous prie ? Qu'y a-t-il d'absurde à supposer leur existence ? C'est l'hypothèse contraire, pour peu que l'on y songe, qui choque la raison. Car ce serait un grand hasard si la vie, dans toutes ses formes, tombait sous nos sens, et si nous étions constitués de manière à embrasser l'échelle entière des êtres. Pour nous apparaître, il faut que la vie se manifeste dans des conditions très particulières de température. Si elle existe dans les milieux gazeux, ce qui, après tout, n'est pas impossible, nous n'en pouvons rien connaître, et ce n'est pas une raison pour la nier. La matière n'a pas, à l'état gazeux, moins d'énergie qu'à l'état solide. Pourquoi les soleils, qui semblent remplir dans l'univers, au centre de chaque système, des fonctions royales et paternelles, seraient-ils le séjour de l'éternel silence ? Pourquoi ne porteraient-ils pas dans leurs vastes flancs la vie et l'intelligence en même temps que la chaleur et la lumière ? Et pourquoi l'atmosphère des planètes, pourquoi l'atmosphère de la terre ne seraient-elles pas également habitées ? Ne peut-on imaginer des êtres très légers, tout à fait diaphanes, puisant leur nourriture dans les couches atmosphériques supérieures ?

     Rien n'empêche qu'il existe des enfants de l'air, comme il existe des enfants des eaux et des fils de la terre.


Sandor Ferenczi

"Anatole France, psychanalyste" (1911)

     Ibsen et Anatole France ont atteint par l'inspiration ces fondements de notre vie psychique que l'analyse n'a découverts que plus tard. Dans ses récits, A. France attribue à ses héros ses propres observations psychologiques. On les retrouve dispersées dans les oeuvres de France, dans les discours onctueux de l'Abbé Coignard toujours prêt à comprendre et à pardonner, dans les réflexions pénétrantes de Monsieur Bergeret et ailleurs. Il vaudrait la peine de rassembler ces idées.

     Une seule fois cependant le grand écrivain français exprime directement sa position sur les problèmes de la psychiatrie : dans Le Temps, de l'année 1887, dans son article "Les fous dans la littérature". Je donne ici quelques extraits caractéristiques de l'article et je pense que le lecteur familiarisé avec la littérature analytique n'aura aucune difficulté à traduire en langage psychanalytique les opinions de France et constater à quel point concordent sa conception et la nôtre quant à la nature des psychoses fonctionnelles.

      "Un Français, qui fit le voyage de Londres, alla voir un jour le grand Charles Dickens. Il fut reçu et s'excusa sur son admiration de venir ainsi prendre quelques minutes d'une existence si précieuse.

     - Votre gloire, ajouta-t-il, et la sympathie universelle que vous inspirez vous exposent, sans doute, à d'innombrables importunités. Votre porte est sans cesse assiégée. Vous devez recevoir tous es jours des princes, des hommes d'État, des savants, des écrivains, des artistes et même des fous.

     - Oui ! des fous, des fous, s'écria Dickens, en se levant avec cette agitation à laquelle il était souvent en proie dans les derniers temps de sa vie, des fous ! Ceux-là seuls m'amusent.

     Et il poussa dehors par les épaules le visiteur étonné.

     Les fous, Charles Dickens les aima toujours, lui qui décrivit avec une grâce attendrie l'innocence de ce bon M. Dick. Tout le monde connaît M. Dick, puisque tout le monde a lu "David Copperfield". Tout le monde en France : car il est aujourd'hui de mode en Angleterre de négliger le meilleur des conteurs anglais. Un jeune esthète m'a confié tantôt que "Dombey and Son" n'était lisible que dans les traductions. Il m'a dit aussi que Lord Byron était un poète assez plat, quelque chose comme notre Ponsard. Je ne le crois pas. Je crois que Byron est un des plus grands poètes du siècle, et je crois que Dickens exerça plus qu'aucun autre écrivain la faculté de sentir ; je crois que ses romans sont beaux comme l'amour et la pitié qui les inspirent. Je crois que David Copperfield est un nouvel évangile. Je crois enfin que M. Dick, à qui j'ai seul affaire ici, est un fou de bon conseil, parce que la raison qui lui reste est la raison du coeur et que celle-là ne trompe guère. Qu'importe qu'il lance des cerfs-volants sur lesquels il a écrit je ne sais quelles rêveries relatives à la mort de Charles 1er ! Il est bienveillant ; il ne veut de mal à personne, et c'est là une sagesse à laquelle beaucoup d'hommes raisonnables ne s'élèvent point comme lui. C'est un bonheur pour M. Dick d'être né en Angleterre. La liberté individuelle y est plus grande qu'en France. L'originalité y est mieux vue, plus respectée que chez nous. Et qu'est-ce que la folie, après tout, sinon une sorte d'originalité mentale ? Je dis la folie et non point la démence. La démence est la perte des facultés intellectuelles. La folie n'est qu'un usage bizarre et singulier de ces facultés."

     Cette lumineuse définition de France est infiniment plus juste que la plupart de celles proposées par les psychiatres professionnels qui ont voulu expliquer par l'anatomie les névroses et les psychoses les plus indiscutablement fonctionnelles et leur accoler, autant que possible, l'étiquette de démence.

      "J'ai connu dans mon enfance un vieillard qui était devenu fou en apprenant la mort d'un fils unique, enseveli, à vingt ans, sous une avalanche du Righi. Sa folie consistait à s'habiller de toile à matelas. A cela près, il était parfaitement sage. Tous les petits polissons du quartier le suivaient dans la rue en poussant des cris sauvages. Mais, comme il joignait à la douceur d'un enfant la vigueur d'un colosse, il les tenait en respect, leur faisant assez de peur sans leur faire aucun mal. En cela, il donnait l'exemple d'une excellente police. Quand il entrait dans une maison amie, son premier soin était de dépouiller l'espèce du souquenille à grands carreaux qui le rendait ridicule. Il l'arrangeait sur un fauteuil de manière qu'elle semblât autant que possible recouvrir un corps humain. Il y plantait sa canne comme une sorte de colonne vertébrale, puis il coiffait la pomme de cette canne avec son grand chapeau de feutre, dont il rabattait les bords et qui prenait sous ses doigts un aspect fantastique. Quand cela était fait, il contemplait un moment sa défroque de l'air dont on regarde un vieil ami malade qui dort, et aussitôt il devenait l'homme le plus raisonnable du monde, comme si en vérité ce fût sa propre folie qui sommeillât devant lui dans un habit de carnaval."

      "Que de fois j'ai pris plaisir à le voir et à l'entendre ! Il parlait sur tous les sujets avec beaucoup de raison et d'intelligence. C'était un savant, nourri de tout ce qui peut faire connaître le monde et les hommes. Il avait notamment dans la tête une riche bibliothèque de voyages, et il était sans pareil pour raconter le naufrage de la Méduse ou quelque aventure de matelots en Océanie.

     Je serais impardonnable d'oublier qu'il était excellent humaniste : car il m'a donné, par pure bienveillance, plusieurs leçons de grec et de latin qui m'ont fort avancé dans mes études. Son zèle à rendre service s'exerçait en toute rencontre. Je l'ai vu interrompre des calculs compliqués dont un astronome l'avait chargé et fendre du bois pour obliger une vieille servante. Sa mémoire était fidèle ; il gardait le souvenir de tous les événements de sa vie, hors de celui qui l'avait bouleversé. La mort de son fils semblait tout à fait sortie de sa mémoire ; du moins, on ne lui entendit jamais prononcer un seul mot qui pût faire croire qu'il se rappelait e quoi que ce soit ce terrible malheur. Il était d'humeur égale, presque gaie, et reposait volontiers son esprit sur des images douces, affectueuses, riantes. Il recherchait la compagnie des jeunes gens. Son esprit avait pris dans leur fréquentation un tour pédagogique très prononcé." "(...) Il n'entrait guère, je dois le dire, dans la pensée de ses jeunes amis ; il suivait la sienne d'un cours obstiné que rien ne pouvait rompre."

     Si nous devions baser un diagnostic sur la description de France, étant donné les stéréotypies, la conservation de l'intelligence, la coupure avec le monde extérieur, symptômes que l'écrivain rapporte à un traumatisme psychique, nous devrions conclure à une démence précoce. Et dans l'interprétation proposée par France, nous retrouvons nos propre vues quant à la genèse de cette maladie. L'auteur raconte le destin ultérieur du malade dans les lignes qui suivent :

      "Après s'être vêtu pendant une vingtaine d'années, été comme hiver, d'un surtout de toile à matelas, il parut un jour avec une veste à petits carreaux qui n'était pas ridicule. Son humeur était changée comme son costume, mais il s'en fallait de beaucoup que ce changement fût aussi heureux. Le pauvre homme était triste, silencieux, taciturne. Quelques mots, à peine intelligibles, qui lui échappaient, trahissaient l'inquiétude et l'épouvante. Son visage, qui avait toujours été fort rouge, se couvrait de larges plaques violettes. Ses lèvres étaient noires et tombantes. Il refusait toute nourriture. Un jour, il parla du fils qu'il avait perdu. On le trouva, le lendemain matin, pendu dans sa chambre."

     Dans sa description, France rapporte la maladie mentale à un traumatisme psychique suivi d'une amnésie partielle portant exclusivement sur le traumatisme et les circonstances qui l'entouraient, sans autre atteinte de l'intelligence ; cela correspond entièrement à la théorie de Freud, qui rapporte également les symptômes des psychoses et des psychonévroses à ce type de souvenirs et complexes de représentations refoulés, provoquant des désordres à partir de l'inconscient. La guérison spontanée du malade est intervenue lorsque (tout comme dans l'analyse) les souvenirs refoulés sont redevenus conscients. Mais ce retour des souvenirs était trop brutal et a suscité trop de désespoir chez cet homme, et c'est pourquoi il a mis volontairement fin à ses jours.

     La mort de l'homme au surtout de toile de matelas - probablement pas seulement un produit de l'imagination poétique - rappelle les cas de démence ou, par suite d'une maladie organique grave ou même sans aucune cause apparente, de brusques changements se manifestent dans le tableau clinique. Le Dr Riklin qui, à la clinique psychiatrique de Zurich, a souvent servi d'assistant lors d'accouchements de femmes atteintes de démence, me dit avoir observé que le choc produit par l'accouchement rendait provisoirement dociles, calmes et sensées les malades les plus agitées.

      "Il m'est impossible de me défendre d'une véritable sympathie pour les fous qui ne font pas beaucoup de mal. Quant à n'en pas faire du tout, cela est bien défendu aux hommes, fous ou sensés".

      "Il ne faut point haïr les fous. Ne sont-ils pas nos semblables ? Qui peut se flatter de n'être fou en rien ? Je viens de chercher dans le Dictionnaire de Littré et Robin la définition de la folie, et je ne l'ai point trouvée ; du moins celle qu'on y lit est-elle à peu près dénuée de sens. Je m'y attendais un peu : car la folie, quand elle n'est caractérisée par aucune lésion anatomique, demeure indéfinissable. Nous disons qu'un homme est fou quand il ne pense pas comme nous. Voilà tout. Philosophiquement, les idées des fous sont aussi légitimes que les nôtres. Ils se représentent le monde extérieur d'après les impressions qu'ils en reçoivent. C'est exactement ce que nous faisons, nous qui passons pour sensés. Le monde se réfléchit en eux d'une autre façon qu'en nous. Nous disons que l'image que nous en recevons est vraie et que celles qu'ils en reçoivent est fausse. En réalité, aucune n'est absolument fausse et aucune n'est absolument vraie. La leur est vraie pour eux ; la nôtre est vraie pour nous."

     Puis France raconte une fable où un miroir plan et un miroir convexe se disputent, car chacun des deux prétend être celui qui reflète l'image vraie. Puis il termine par cet avertissement :

      "Apprenez donc, messieurs les miroirs, à ne pas vous traiter de fous parce que vous ne recevez pas le même reflet des choses".

     Ce beau conte, France le dédie aux médecins aliénistes, qui font enfermer ceux dont les passions et sentiments s'écartent sensiblement des leurs. "Ils tiennent pour privés la raison un homme prodigue et une femme amoureuse, comme s'il n'y avait pas autant de raison dans la prodigalité et dans l'amour que dans l'avarice et dans l'égoïsme. Dans ces paroles de France, fût-ce sous une forme très exagérée, nous retrouvons notre propre conviction, à savoir que les symptômes des maladies mentales fonctionnelles ne diffèrent des phénomènes mentaux de l'homme sain que par la quantité.

     Les médecins aliénistes - poursuit A. France - "estiment qu'un homme est fou quand il entend ce que les autres n'entendent pas et voit ce que les autres ne voient pas ; pourtant Socrate consultait son démon et Jeanne d'Arc entendait des voix. Et d'ailleurs ne sommes-nous pas tous des visionnaires et des hallucinés ? Savons-nous quoi que ce soit du monde extérieur et percevons-nous autre chose dans toute notre vie que les vibrations lumineuses ou sonores de nos nerfs sensitifs ?" Pour le moment, nous ne suivrons pas, nous psychanalystes, l'auteur dans ses réflexions sur ce terrain philosophique. Nous avons à faire pour longtemps encore à rassembler et à filtrer les données de la clinique psychologique.

     Combien parfaitement France peut s'identifier même au délire d'un paranoïaque, c'est dans une autre partie de l'article "Les fous dans la littérature" que nous allons le trouver. Il s'agit d'une nouvelle bien connue de Guy de Maupassant, "prince des conteurs", Le Horla. Dans cette nouvelle, un homme est tourmenté par un démon invisible, un vampire, qui lui vole son sommeil, lui vole son lait sur sa table de chevet. France ajoute : "rien n'est plus affreux que de se sentir aux prises avec un ennemi invisible. Mais dirais-je toute ma pensée ? Pour un fou, cet homme manque un peu de subtilité. A sa place, je laisserais le vampire se gorger de lait tout à loisir et je me dirais : "Voilà qui va bien : à force d'absorber le liquide alcalin, cet animal ne manquera pas de s'assimiler quelques éléments opaques, et il deviendra visible. (...) S'il vous plaît, je ne m'en tiendrais pas au lait : je tâcherais de lui faire avaler de la garance, pour le colorer en rouge des pieds à la tête."

     Cette proposition humoristique ne correspond naturellement pas tout à fait à l'esprit du Horla où le poète qui eut une fin si tragique, n'exprime pas les pensées d'un paranoïaque, mais, à en croire ses biographes, les symptômes de sa propre paralysie, débutant par des visions de cauchemar.

     Je ne puis résister au désir de reproduire ici un extrait d'une autre oeuvre de France, qui propose une explication psychanalytique d'un désordre mental nullement exceptionnel.

     Ce passage est extrait de la nouvelle "Le manuscrit d'un médecin de village", qui a paru dans le recueil l'Étui de nacre (Paris, Calmann-Lévy, éditeurs, p. 161), où un médecin de campagne médite sur la compassion avec beaucoup de profondeur et d'esprit. France nous le présente comme un vieux praticien qui, parmi les paysans rudes et lourds qui l'entourent, a peu à peu perdu lui-même tout sentiment de compassion pour ses malades. Il est resté célibataire et tout l'intérêt que lui laisse l'exercice de la médecine, il l'a retourné sur son magnifique vignoble. Un matin, où il était justement occupé dans sa chère vigne, il fut appelé auprès du petit Éloi, fils du fermier voisin, qui avait éveillé son attention par ses dons exceptionnels et dont il avait souvent observé avec admiration le développement intellectuel.

     Il examina le petit malade et diagnostiqua une méningite, mais en même temps, il observa en lui-même un curieux changement psychologique qu'il décrit et analyse de la façon si vivante :

      "Mais il se passa alors en moi un phénomène entièrement nouveau. Bien que j'eusse tout mon sang-froid, je vis le malade comme à travers un voile et si loin de moi qu'il m'apparaissait tout petit, tout petit. Ce trouble dans l'idée de l'espace fut bientôt suivi d'un trouble analogue dans l'idée du temps. Bien que ma visite n'eût pas duré cinq minutes, je m'imaginai que j'étais depuis longtemps, depuis très longtemps, dans cette salle basse, devant ce lit de cotonnade blanche, et que les mois, les années s'écoulaient sans que je fisse un mouvement.

      "Par un effort d'esprit qui m'est très naturel, j'analysai sur-le-champ ces impressions singulières et la cause m'en apparut nettement. Elle est bien simple. Éloi m'était cher. De le voir malade si inopinément et si gravement, "je n'en revenais pas". C'est le terme populaire et il est juste. Les moments cruels nous paraissent de longs moments. C'est pourquoi j'eus l'impression que les cinq ou six minutes passées auprès d'Eloi avaient quelque chose de quasi séculaire. Quant à la vision que l'enfant était loin de moi, elle venait de l'idée que j'allais le perdre. Cette idée, fixée en moi sans mon consentement, avait pris, dès la première seconde, le caractère d'une absolue certitude."

     Une psychanalyse méthodique elle-même n'aurait pu donner de ce phénomène une explication très différente. France semble savoir que les phénomènes psychiques inexplicables deviendront explicables lorsque l'on cherche à retrouver par la réflexion les mobiles jusqu'alors inconscients. Nous dirions que ce médecin, qui jusqu'alors se berçait de l'illusion que toute compassion était morte en lui, a essayé de rejeter de sa conscience la faiblesse de s'être attendri, fût-ce devant le lit du petit malade, mais n'a pu empêcher l'affect refoulé de se manifester sous forme de troubles spatio-temporels.

     Les exemples cités montrent sans aucun doute qu'Anatole France a accompli un travail d'analyste, indépendamment de toute connaissance professionnelle et cependant dans la direction même que nous suivons à l'aide des méthodes plus raffinées de l'analyse selon Freud. Dans ses oeuvres il tient toujours compte des facteurs psychiques inconscients, infantiles et sexuels, si bien que nous pouvons le considérer comme l'un des précurseurs les plus importants de la psychologie analytique.

     J'ai cependant trouvé dans l'Histoire Contemporaine de France un passage qui m'apporte la conviction que ce philosophe si attachant ne recourt pas seulement à l'obscur mécanisme de la sensibilité, mais qu'il dispose également de la libre association authentiquement dépourvue de préjugés et d'entraves, et qu'il s'en sert effectivement pour explorer les profondeurs de son âme et de celle des autres. Ce passage se trouve à la page 223 du Mannequin d'osier. L'auteur place ses idées dans la bouche du Pr Bergeret, ce penseur raffiné, auquel nul mensonge, nulle illusion humaine n'échappent, et qui ne se transforme cependant pas en moraliste prêcheur ni en pessimiste chagrin, au contraire : il juge les actes de ses prochains avec bonne humeur, charité, même s'il y mêle quelque ironie.

     - M. Bergeret, sous les ormes du Mail, trouve un graffiti sur un banc, un de ces dessins à la craie par lesquels les enfants claironnent au monde leurs premières découvertes sexuelles. Bergeret y rattache des réflexions profondes sur la communicativité instinctive des hommes, qui a déjà poussé Phidias à graver le nom de sa bien-aimée dans l'orteil du Zeus de l'Olympe.

      "Et toutefois, pensa encore M. Bergeret, la dissimulation est la première vertu de l'homme civilisé et la pierre angulaire de la société. Il nous est aussi nécessaire de cacher notre pensée que de porter des vêtements. Un homme qui dit tout ce qu'il pense et comme il le pense est aussi inconcevable dans une ville qu'un homme allant tout nu. Si, par exemple, j'exprimais chez Paillot 1, où, pourtant, la conversation est assez libre, les imaginations qui me viennent en ce moment à l'esprit, les idées qui me passent par la tête comme entrent dans une cheminée une nuée de sorcières à cheval sur leur balai, si je décrivais la façon dont je me représente soudain Madame de Gromance 2, les attitudes incongrues que je lui prête, la vision qu'elle me donne, plus absurde, plus bizarre, plus chimérique, plus étrange, plus monstrueuse, plus pervertie et détournée des belles convenances, plus malicieuse mille fois et déshonnête que cette fameuse figure, introduite sur le portail nord de Saint-Exupère, dans la scène du Jugement dernier, par un ouvrier prodigieux qui, penché sur un soupirail de l'enfer, avait vu la Luxure en personne ; si je montrais exactement les singularités de ma rêverie, on me croirait en proie à une manie odieuse ; et pourtant je sais bien que je suis un galant homme, enclin de nature aux pensées honnêtes, instruit par la vie et la méditation à garder la mesure, modeste, voué tout entier aux voluptés paisibles de l'intelligence, ennemi de tout excès et détestant le vice comme une difformité".

     Il est consolant pour, nous, psychanalystes, qui reconnaissons en nous-mêmes et en nos patients ce même mélange de "perversité" et de "vertu" comme éléments constituants de la vie psychique, de compter parmi les nôtres Bergeret, et avec lui, Anatole France. Cette compagnie compense largement le mépris de ces neuropsychiatres qui ne décèlent de telles horreurs ni en eux-mêmes ni en leurs patients, mais sont tout disposés à les attribuer à notre imagination dépravée.


1: Libraire, dont la librairie sert de lieu de réunion aux intellectuels de la petite ville.

2: Dame de la société, très belle, mais pas très vertueuse.


Texte confié à ClicNet par l'association Hors-Texte, France: htxt@imaginet.fr

Anatole France. "La pureté de M. Zola" (1888)
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